Décembre 1995 - n°3

LES SOURCES A PRESSION ATMOSPHERIQUE EN SPECTROMETRIE DE MASSE

I) Introduction

La spectrométrie de masse permet de déterminer la masse d'une molécule en mesurant son rapport m/z (m, masse de la molécule ; z, nombre de charge). Elle nécessite un système d'introduction de l'échantillon, liquide, solide ou gazeux, à analyser, une source (impact électronique, ionisation chimique, désorption, etc...) pour ioniser les molécules de cet échantillon ; un analyseur de masse (secteur magnétique, piège d'ion, quadripôle, tube de vol, etc...) pour séparer les différents ions en fonction de leur rapport m/z ; un détecteur pour compter ces ions et enfin un système informatique pour afficher les spectres de masse. Si les informations obtenues dépendent quelque peu du mode d'ionisation et du type d'analyseur utilisés, leur premier intérêt est de permettre l'identification de molécules nouvelles ; elles sont aussi très utiles pour rechercher des composés organiques connus dans des matrices aussi diverses que des boues, du plasma ou des spiritueux ; enfin, la spectrométrie de masse est une technique quantitative facilitant, surtout en présence d'interférences, le dosage de substances cibles (médicaments, pesticides, etc...).

L'intérêt majeur de cette technique est sa capacité à servir de détecteur aux méthodes courantes de chromatographie et donc d'autoriser l'analyse directe de mélanges. Ainsi, depuis plus de vingt ans, le couplage CG/SM (Chromatographie en phase Gazeuse/Spectrométrie de Masse) a acquis ses lettres de noblesse et est devenu un outil central des laboratoires d'analyse organique. Les progrès en informatique, l'apparition sur le marché d'une instrumentation moins onéreuse, et moins encombrante, la multiplication des modes d'ionisation et donc des domaines d'application, ont participé à cet engouement.

En ce qui concerne la chromatographie liquide, le couplage avec la spectrométrie de masse s'est avéré plus problématique : au niveau instrumental d'abord, la difficulté consistant à rendre compatible un analyseur de masse fonctionnant sous vide (10-4 à 10-5 Pa) avec une pompe CLHP (Chromatographie Liquide Haute Performance) susceptible de délivrer 1 millilitre de phase mobile liquide par minute ; au niveau analytique ensuite, puisque la chromatographie liquide s'adresse à des substances peu ou pas volatiles et souvent thermolabiles tandis que la spectrométrie de masse nécessite au contraire de produire des ions en phase gazeuse, souvent par apport thermique. Depuis une vingtaine d'années nombre d'interfaces ont été développées : DLI, moving belt, particle beam, thermospray, FAB continue ; mais aucune ne permet vraiment de répondre au double problème de la compatibilité avec les débits classiques utilisés en CLHP et de la préservation de l'intégrité de structure de composés thermolabiles. Il aura fallu attendre les années 90 et l'apparition des sources d'Ionisation à Pression Atmosphérique (API) pour voir le couplage CLHP/SM s'imposer enfin, et notamment dans ce domaine particulièrement complexe qu'est celui de l'analyse biologique. Ces sources API recouvrent deux techniques bien différentes dont le principe est résumé ci-dessous : l'électrospray (ESI) et l'Ionisation Chimique à Pression Atmosphérique (APCI).

II) Principes de fonctionnement

1) Electrospray

L'électrospray, ou électronébulisation, consiste en la désolvatation d'ions générés sous l'influence d'un champ électrique intense appliqué à la surface d'un liquide et est souvent rattachée aux travaux d'Iribarne et Thomson la fin des années 70 puis de Fenn et coll (1).

L'échantillon en solution peut être admis dans la source par infusion directe à l'aide d'une pompe à seringue ou par couplage CLHP (phase normale ou inverse) ou électrophorèse capillaire ; les débits acceptés vont de moins de 1 microlitre par minute à 1 millilitre par minute. Notons au passage qu'au même titre qu'une détection UV, la sensibilité en mode ESI est proportionnelle à la concentration de l'analyte dans la phase mobile. En règle générale, les phases mobiles les plus simples sont aussi les meilleures ; de 100% aqueuses, à 100% organiques, elles doivent impérativement être exemptes de tout tampon non volatil (pas de phosphates !). Enfin, pour des raisons de détection parfois incompatibles d'ailleurs avec le maintien de la résolution chromatographique, il est souvent intéressant d'essayer d'ajuster le pH de la phase mobile en fonction du pKa des composés étudiés, l'objectif étant de maintenir ceux-ci sous forme ionisée.

Un aérosol est formé en sortie d'une aiguille métallique maintenue à un potentiel d'environ 4 à 5 kV. Dans ces conditions de haut champ, à pression atmosphérique, les gouttelettes de l'aérosol se chargent, les ions positifs (en mode de détection des ions positifs) migrant à la surface des gouttelettes tandis que les ions négatifs induisent une réaction d'oxydation à la surface de l'aiguille. Au fur et à mesure que le solvant s'évapore, aidé en cela par un balayage d'azote, les forces de répulsion coulombiennes deviennent proches de la tension de surface assurant la cohésion des gouttelettes ; cette limite atteinte, les gouttelettes explosent en gouttelettes secondaires de plus petite taille. D'explosion en explosion les ions désolvatés sont finalement émis en phase gazeuse.

Ces ions traversent alors le capillaire chauffé, sont focalisés par la lentille tubulaire vers le cône puis transmis par l'octapôle vers l'analyseur de masse.

Soulignons que cette technique s'applique aussi bien à des composés acides ou basiques, qu'à des molécules ne contenant aucun site ionisable ; l'alternative à la protonation (formation d'un ion MH+) ou à la déprotonation (formation de (M-H)-) est alors la formation d'adduits avec des ions soduim, potassium, ammonium, ou autres.

Dans le cas particulier où de multiples sites ionisables ou polaires sont présents sur la molécule étudiée, les ions générés peuvent alors porter plusieurs charges. Puisque les mesures de masse sont effectuées au travers d'un calcul de rapport m/z, plus la charge z augmente et plus la gamme de masse accessible sur un instrument donné est élevée. C'est ainsi que ce phénomène très spécifique d'ions multi-chargés a permis d'utiliser l'électrospray pour le calcul de masses de macromolécules (nucléotides, polysaccharides, polymères synthétiques et protéines jusqu'à 200.000 daltons environ), ce avec une formidable précision (1 dalton pour 10000) et une très grande sensibilité (de l'ordre de la picomole).

2) L'ionisation chimique à pression atmosphérique

L'ionisation chimique s'appuie sur l'interaction entre un ion réactant et une molécule cible. Les espèces formées en mode positif sont en général des adduits de la molécule et d'ions tels que H+, H3O+, NH4+ ; en mode négatif on observe souvent des réactions de déprotonation ou de capture d'électron.

Dans la mesure où l'efficacité de l'ionisation chimique est reliée directement à la fréquence de collision des espèces réactives, le développement des sources à pression atmosphérique apparaissait tout naturel. Ainsi, dès les années 1970, l'équipe de Horning (2) publiait une série importante de travaux sur le couplage CLHP/APCI en utilisant notamment une source Ni63. Dans la même période, il était montré que l'induction de collisions dans la zone source, un apport thermique, ou l'adjonction d'un gaz, permettait de régler le problème de la formation d'adduits multiples molécules-ions de solvant, souvent gênants pour les mesures de masse.

Comme alternative aux sources Ni63, la décharge de corona est aujourd'hui préférée. Provoquée à l'intérieur de l'aérosol formé en sortie d'un nébuliseur chauffé (voir figure 1), elle permet d'induire l'ionisation des espèces majoritaires dans cette région, à savoir les molécules constituant l'air ambiant et celles de la phase mobile. Les réactions classiques d'ionisation chimique citées plus haut interviennent ensuite et aboutissent à la formation d'ions MH+ ou (M-H)-, M représentant la molécule cible en solution.

S'adressant à des composés de polarité moyenne, à des "petites molécules" (le phénomène des multicharges ne se produit pas) l'APCI est une technique très complémentaire de l'ESI ; et puisque le temps de passage d'un mode à l'autre n'est que de quelques minutes, on peut certainement recommander d'essayer les deux lorsqu'il s'agit d'évaluer la réponse d'une nouvelle molécule. Contrairement à l'ESI, l'APCI n'est guère compatible avec les micro-débits, la sensibilité chutant rapidement en dessous de 100 microlitres par minute ; elle est par contre plus tolérante vis-à-vis des forts débits et peut admettre plus de 2 millilitres par minute de phase mobile.

III) Applications

Ainsi que le résume très bien la figure 2, le domaine d'application des sources à pression atmosphérique s'étend sur la presque totalité des composés organiques et organo-métalliques, considérés sous l'angle de leur polarité. Autant dire que APCI et ESI réunis intéressent aussi bien la chimie des polymères que l'agro-alimentaire, le contrôle de l'environnement que la synthèse organique. Mais le sujet de prédilection des sources à pression atmosphérique concerne l'étude des molécules d'intérêt biologique et pharmaceutique.

Depuis les premières déterminations de masses protéiques , l'éventail d'informations fournies par l'électronébulisation s'est considérablement élargi : identification et localisation de modifications post-traductionnelles (phosphorylation, glycosylation, alkylation, ponts disulfures, etc), mise en évidence de mutations dirigées ou naturelles (dans le cas de l'hémoglobine par exemple), vérification de la structure et de la pureté de peptides et de protéines (séquençage peptidique, CLHP/SM de digestions chimiques ou enzymatiques) étude de complexes non-covalents (antigène-anticorps, enzyme-inhibiteur, protéine-ligand), relations structure-activité et tentatives de corrélation entre la forme tridimensionnelle d'une protéine et son spectre ESI. Cette liste non exhaustive montre le potentiel analytique énorme de l'électrospray auquel il faudrait adjoindre celui du MALDI/TOF (désorption laser assistée par matrice/analyseur par temps de vol) non traité ici.

Comme rappelé dans l'introduction, le type d'information accessible dépend autant du processus ionisant que de l'analyseur de masse utilisé. C'est ainsi que l'ESI (et l'APCI) étant une méthode d'ionisation particulièrement douce, la plupart des molécules étudiées sont ionisées sans fragmentation induite. Ce qui apparaît comme un avantage majeur dans le cas d'une mesure de masse peut aussi être considéré comme un inconvénient majeur si une analyse de structure plus détaillée est recherchée. Cette simple constatation explique que la technique masse-masse (SM/SM) soit, par beaucoup, considérée comme un complément indispensable aux sources à pression atmosphérique, puisqu'elle permet de fragmenter sélectivement un ion en sortie de source. Bien que cette technique SM/SM soit compatible avec différents types et arrangements d'analyseurs, nous nous limiterons ici à l'instrumentation quadripolaire, de loin la plus répandue.

La figure 4 nous rappelle le principe de fonctionnement, en mode "daughter scan", d'un analyseur SM/SM triple-quadripolaire : l'ion "parent" préalablement choisi par l'utilisateur (typiquement l'ion quasi-moléculaire MH+ ou (M-H)-) est focalisé par le premier quadripôle vers une chambre centrale où il se fragmente par collision avec un gaz inerte (argon, xénon, azote) ; les ions fragments produits sont filtrés par le dernier quadripôle et le spectre "daughter" est enregistré.

Le premier "consommateur" de cette technologie API/SM/SM est certainement l'industrie pharmaceutique, tant en pré-clinique qu'en clinique, en métabolisme qu'en pharmacocinétique.

A la fois sélective (dans le choix d'un ion parent et l'exclusion de toute autre interférence), spécifique (dans l'empreinte formée par le spectre de fragmentation), quantitative, sensible, rapide et pouvant être automatisée, elle est très largement utilisée pour le suivi et dosage de médicaments et métabolites dans des extraits organiques.

Outre l'aspect financier, cette recherche d'une sensibilité toujours plus grande a fait se détourner nombre de laboratoires d'analyse des analyseurs quadripolaires pour embrasser la technologie du piégeage d'ions. Essentiellement dédiés au couplage CG/SM, les analyseurs à piégeage d'ions ont été redécouverts au début des années 80 par Finnigan MAT qui commercialisa le premier "Ion Trap Detector". Ils ont été, et sont particulièrement utilisés dans le domaine du contrôle de l'environnement où ils se distinguent par leur très grande sensibilité. Aujourd'hui, cette même technologie appliquée au couplage CLHP et aux sources à pression atmosphérique vient de donner naissance à un nouvel instrument baptisé LCQ . Si des progrès énormes ont été réalisés depuis 15 ans dans le domaine du piégeage d'ion en termes, notamment, d'injection d'ions, de gamme de masse et de résolution, le LCQ en bénéficie largement. Mais son caractère unique concerne sa capacité à enchaîner les étapes de piégeage sélectif et d'activation d'ion, autrement dit de balayages SMn (n=1 à 10). Tout ceci en fait en instrument qui, bien que voué au dosage en routine, pourra en déborder très largement pour attaquer de front les problèmes les plus ardus de biologie structurale. Parmi ceux-ci, le séquençage de peptides de haut poids moléculaire est un challenge de choix. En effet, ces composés produisant des ions multi-chargés en ESI, le spectre de collision SM/SM de tels ions sera susceptible de générer des ions fragments eux-mêmes multi-chargés. Toute la difficulté de l'interprétation de tels spectres réside donc dans la nécessité de disposer d'un instrument suffisamment résolutif pour permettre d'identifier le taux de charge de ces ions, donc leur masse. En outre, un spectre SM/SM n'autorise en général pas un séquençage complet dans la mesure où le processus de collision laisse souvent intactes de nombreuses régions à l'intérieur du peptide. L'alternative SMn offerte par le LCQ s'avère donc capitale en permettant littéralement d'égrener un à un les différents résidus peptidiques.

En conclusion, on peut noter que si les sources à pression atmosphérique ont inauguré l'ère de la spectrométrie de masse biologique, elles ont aussi stimulé des besoins anciens et en ont fait naître de nouveaux ; ceux-ci portent les noms de SM/SM et SMn, résolution voire haute résolution, couplage électrophorèse capillaire peut-être, sensibilité et rapidité d'analyse sûrement.

 

 

Dr Eric GENIN,
Sté Finnigan MAT - Orsay