Avril 1997 - n°17

La synthèse combinatoire : révolution dans la chimie pharmaceutique ?

Les tests biologiques permettent d'identifier des produits chimiques ayant une activité spécifique touchant des cibles biologiques (ex: récepteurs, enzymes). La mise au point de tests biologiques automatisés a permis d'envisager le criblage d'un grand nombre de molécules dans un temps limité. Cette automatisation permet d'évaluer entre 100000 et 1000000de composés chimiques par an, sur un ou plusieurs tests. Face à la performance des tests biologiques, la chimie classique ne peut pas fournir un aussi grand nombre de produits dans un délai aussi court. En effet, les produits chimiques étaient soit d'origine naturelle (extraits végétaux, venins...), soit issus de la synthèse chimique univoque de chaque molécule. Ainsi, la possibilité d'effectuer la synthèse, en une seule opération, de plusieurs molécules s'est avérée prometteuse. Le principe de la synthèse combinatoire est simple: alors que le chimiste fait réagir un produit A sur un produit B pour obtenir la molécule A-B, la chimie combinatoire utilise une famille de produits A, appelés synthons (A1, A2, ..., An) et les fait réagir sur une famille de synthons B (B1, B2, ..., Bn). -Schéma 1- Ainsi on obtient un mélange de produits en une seule opération. La difficulté principale est l'obtention de ces différents produits en quantité équivalente au sein du mélange.

Si on fait réagir sur ce mélange une famille (C1, C2, ..., Cn) de produits, on obtiendra alors un mélange de n3 molécules. Plus généralement, si on emploie N réactifs à chaque étape et qu'il y a n étapes, le nombre final de molécules obtenues sera de Nn. Ce mélange est appelé bibliothèque ou "library".

La bibliothèque est ensuite évaluée sur de nombreux tests biologiques. Lorsqu'une activité est détectée, il faut alors procéder à l'identification du constituant responsable de cette activité. Pour remonter à la molécule active, il faut ensuite "décoder" la bibliothèque obtenue. Cette approche permet de mettre en évidence une activité biologique définie, pour un produit issu d'un mélange de quelques milliers de composés synthétisés.

Actuellement deux axes d'application pour la synthèse combinatoire apparaissent intéressants. D'une part la synthèse de molécules organiques en grand nombre et de grande diversité chimique. Par exemple, une réaction chimique décrite va être effectuée avec de multiples réactifs. Ces produits très différents sont testés et peuvent éventuellement permettre de découvrir une molécule avec une activité biologique intéressante. Cette diversité chimique issue de la synthèse combinatoire permet d'atteindre de nouvelles espèces chimiques qui peuvent être le départ pour une étude plus approfondie.

D'autre part, la synthèse combinatoire peut servir à optimiser rapidement une molécule qui présente déjà une activité biologique intéressante. En effet, la synthèse d'un grand nombre de composés issus d'un squelette chimique commun permet de parcourir rapidement les modifications stériques et/ou fonctionnelles qui pourraient accroître l'activité biologique.

La synthèse sur support solide

Afin d'obtenir de bons rendements et de minimiser les réactions secondaires, les méthodes de synthèse sur support solide ont été largement développées.

Au départ, l'un des réactifs de la famille A est lié de façon covalente à un polymère insoluble,une bille de résine. Le second réactif est amené en solution et à la fin de la réaction, le produit A-B encore lié de façon covalente au support est récupéré par simple filtration. Dans ce type de méthode, un gros excès de réactif de la famille B peut être utilisé pour rendre les réactions rapides et totales, l'excès étant éliminé par filtration -schéma 2-.

La bibliothèque ainsi obtenue sera testée en décrochant les composés de la résine ou même dans certains cas en gardant les produits sur leur support solide.

Pour identifier le ou les composés actifs d'un mélange, on joue sur la subdivision de la bibliothèque en une série de sous-bibliothèques préparées séparément.

Plusieurs méthodes de décomposition existent: la déconvolution, le "positionnal scanning", les bibliothèques orthogonales, les marqueurs moléculaires...

La déconvolution

La déconvolution est une méthode simple et assez fiable. Si une activité est détectée dans la bibliothèque obtenue en faisant réagir (A1, A2, A3) sur (B1, B2, B3) on préparera 3sous-bibliothèques distinctes en faisant réagir:

A1 sur B1, B2, B3 conduisant aux produits A1B1, A1B2, A1B3

A2 sur B1, B2, B3 conduisant aux produits A2B1, A2B2, A2B3

A3 sur B1, B2, B3 conduisant aux produits A3B1, A3B2, A3B3

Chaque sous-bibliothèque sera évaluée et si une activité est détectée dans l'une d'entre elles, celle-ci sera elle-même décomposée en trois produits testés séparément. Ce processus itératif permet de remonter jusqu'à la structure active.

Synthèse de type

"partage/mélange"

L'intérêt des méthodes de synthèse sur support solide est de pouvoir utiliser de gros excès de réactifs afin d'accélérer les réactions. Néanmoins, si l'on utilise les stratégies classiques de mélanges de produits, on se heurte au risque de voir les composés les plus réactifs du mélange être sur-représentés dans les molécules obtenues en fin de synthèse -schéma3-. Le fait que les espèces ne soient pas équitablement représentées pourrait masquer l'activité intéressante d'un des composants de la bibliothèque. Pour remédier à ce problème, une technique a été développée: la synthèse "partage/mélange" ou synthèse "une bille/une molécule" -schéma4-.

Avant chaque étape combinatoire de couplage, les billes de polymères sont divisées en autant de lots que de réactifs introduits au cours de l'étape. Chaque lot est mis en réaction individuellement permettant d'employer un large excès de réactif. En fin de réaction, on remélange les billes de résine avant de les diviser à nouveau en lots pour l'étape suivante. En fin de synthèse, chaque bille aura suivi un chemin unique et portera à sa surface une seule espèce moléculaire contrairement à une synthèse incorporant un mélange de réactifs à chaque étape et générant des billes portant à leur surface un mélange des différents composés possibles.

Cette méthode a souvent été appliquée à des molécules de type peptidique pouvant être reconnues par un anticorps monoclonal spécifique. Les billes de résines sont simplement étalées et mises en présence de l'anticorps. La ou les billes de résines répondant positivement à l'anticorps sont isolées et la structure du peptide reconnu est déterminée par séquençage.

Développements

Avec la mise au point du concept de bibliothèque de mélanges de molécules est venu le besoin d'automatiser les manipulations afin d'augmenter la productivité. Ainsi plusieurs synthétiseurs automatiques ont vu le jour, permettant d'effectuer la méthode "partage/mélange" par exemple, à l'aide d'un mélangeur/répartiteur de résine ainsi que d'un bras articulé capable d'aller prélever des synthons par reconnaissance de flacons à l'aide de codes barre. Mais, les tendances les plus récentes veulent que les bibliothèques de mélanges fassent place à des bibliothèques individuelles. Leur principe est la synthèse d'un seul produit par réaction, mais de manière automatisée sur des plaques contenant 96puits le plus souvent. Avec ces formats de bibliothèques, l'automatisation de la caractérisation des produits formés s'est fortement développée. Il est ainsi possible d'avoir accès de manière automatique à une caractérisation par la technique LC/MS, après décrochage des produits de leur support, mais il est même faisable dans certains cas de suivre les réactions à l'aide de la RMN (technique MAS), alors que le produit est encore lié à son support.

Les bibliothèques individuelles peuvent être cependant construites sans automatisation au moyen de "pins" ou épingles. Les billes de polymère sont fixées au bout de tiges en matière plastique qui peuvent être manipulées très simplement. En fixant les tiges sur un portoir et en trempant le système dans des puits isolés, on pourra mener jusqu'à 96réactions à la fois.

En parallèle, des efforts se portent sur l'élaboration rationnelle d'une bibliothèque, à l'aide de la modélisation moléculaire et de grosses bases de données permettant de répertorier et classer les synthons selon des critères de réactivité, d'hydrophobicité, etc... mais aussi de fabriquer des bibliothèques virtuelles afin de prévoir la diversité engendrée. En contrepartie, la mise au point de nouveaux supports solides présentant diverses propriétés de clivabilité, de solvatation et de fonctionnalisation, permet d'élargir le spectre des réactions abordables sur support solide.

Conclusion

La synthèse combinatoire permet donc l'accès à une grande diversité de molécules avec une grande rapidité. Elle se base sur des réactions chimiques "robustes" ayant lieu essentiellement en phase hétérogène du fait de l'accrochage des molécules sur un polymère insoluble en général. Les bibliothèques de produits sont construites quasi exclusivement dans l'optique de tests biologiques, avec pour but la découverte de "touches" dans des domaines peu défrichés ou au contraire l'optimisation de molécules actives. Plus récemment, la synthèse combinatoire a évolué vers l'automatisation des réactions de la chimie organique en particulier sur support solide, dans l'optimisation de réactions de chimie sur support par la variation de divers paramètres (t°, solvant, catalyseurs...), ainsi que l'adaptation de réactions chimiques classiques à la phase solide. Enfin, la synthèse combinatoire évolue actuellement non pas vers la synthèse de mélange mais plutôt vers la synthèse simultanée et en parallèle d'un grand nombre de composés organiques grâce à une automatisation poussée.

La rapidité, le nombre important de molécules synthétisées, l'économie des étapes de purification et de caractérisation des produits par rapport à la méthode classique de "drug discovery" sont les raisons du succès et de l'essor de la chimie combinatoire.

 

Drouot C., Goullieux L., Subra G.
LAPP ESA CNRS 5075,
Universités de Montpellier I et II