Mai 2003 - n°78

La recherche française en Arctique 2ème partie
Entre Science et Aventure

A l’occasion de l’inauguration officielle de l’exposition du Muséum National d’Histoire Naturelle consacrée aux expéditions polaires, fin 2002, Monsieur Gérard JUGIE - directeur de l’Institut Polaire Français Paul-Emile Victor (IPEV) - est intervenu sur le thème de " La recherche scientifique française en zones polaires : le Spitsberg, zone de prédilection ".
Un premier article, récemment paru dans La Gazette, a permis de faire un point historique sur les campagnes de recherche françaises dans l’archipel du Svalbard, en Arctique, et de donner un bref aperçu des travaux qui y sont menés depuis 50 ans. La géologie, la glaciologie, la climatologie, mais aussi la physique de la haute atmosphère, la biologie -écologie et physiologie- comptent parmi les domaines scientifiques les plus étudiés.
Nous vous invitons aujourd’hui à approfondir le sujet, en vous présentant plus en détail quelques uns des grands axes de recherche développés actuellement sur l’île du Spitsberg.

De la géomorphoclimatologie à la géographie physique, pour étudier la forme des milieux polaires et leurs transformations

" Dynamique morphologique des versants du Spitsberg et impact du ruissellement sur les paysages polaires "
La dynamique géomorphologique des versants polaires vise à déterminer à quelle vitesse et sous l’action de quels processus les paysages et les formes du relief se transforment. Ce thème d’étude est développé par le Laboratoire de Géographie physique du CNRS et de l’Université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand. Entre autres objectifs : cerner au plus près les effets du radoucissement climatique.
Libérés des glaces, les paysages polaires subissent en effet une véritable métamorphose sous l’emprise du ruissellement. C’est désormais l’eau liquide, eau de fonte de la glace, de la neige et du pergélisol (sol gelé en permanence) qui constitue le principal agent de remodelage du système de pentes. Seule ou avec le concours des précipitations estivales, elle alimente un ruissellement actif qui se comporte comme un processus d’ablation, de transport et d’accumulation. Les moraines (débris de roche), abandonnées par les glaciers, ont permis d’évaluer l’érosion sur une centaine d’années, avec un taux de dénudation durant cette période de 8 mm.

" Etude de la variation spatiale de bio-indicateurs et de gradients thermiques "
Ce programme de recherche, coordonné en France par le Laboratoire THEMA (CNRS – Université de Franche-Comté), est mené en collaboration avec l’Institut de géologie et de botanique de l’Université de Tromso. Il s’intéresse aux conséquences du changement climatique global sur la dynamique des écosystèmes végétaux en milieu polaire. Son originalité est de relier des indicateurs végétaux (observations botaniques, mesures pluriannuelles de température par enregistreurs) avec des données environnementales archivées sous forme numérique grâce à un Système d’Information Géographique (SIG) couvrant l’espace dans sa continuité (modèles numériques de terrain à diverses échelles, télédétection par images satellitaires et aériennes…).

La paléontologie et la géologie, pour une meilleure connaissance de la tectonique de la croûte terrestre et la découverte de nouvelles espèces de vertébrés
Une équipe de paléontologues et de géologues du Muséum National d’Histoire Naturelle de Paris, également financée par l’IPEV, s’est rendue sur l’île du Spitsberg en 2002 pour y étudier les déformations tectoniques et la biostratigraphie d’une région géologiquement mal connue du centre de l’île.
La mission a été particulièrement fructueuse en terme de nouvelles données sur la tectonique des terrains sédimentaires du Dévonien supérieur ainsi que sur l’apport paléontologique incontestable de la découverte de nouvelles espèces de vertébrés (notamment de Placodernes et de Sarcopterygiens). Des découvertes qui vont permettre d’affiner les connaissances sur la distribution géographique des premiers vertébrés et de contribuer ainsi à la reconstitution de la disposition des continents au cours du Dévonien supérieur.

La biologie et l’écologie, pour étudier le comportement reproductif des oiseaux marins arctiques en fonction des conditions environnementales…
Face à la variabilité environnementale de la disponibilité des ressources, les oiseaux marins adoptent des stratégies d’arbitrage entre survie de l’adulte et reproduction. Les chercheurs étudient notamment comment les ressources alimentaires affectent la fécondité, en modifiant l’allocation d’hormones nécessaires à la reproduction et à la survie. Ainsi, la concentration en corticostérone, indicateur de l’effort parental, a-t-elle notamment été mesurée chez la mouette tridactyle en fonction du nombre de poussins...
Une étude menée par le groupe de recherche " Ecologie des oiseaux et mammifères marins " au Centre d’Etudes Biologiques de Chizé (CNRS), en coopération avec l’Institut Polaire Norvégien (Norsk Polarinstitutt). Les espèces étudiées sont le guillemot de Troïl, la mouette tridactyle et le fulmar boréal.

L’étude de l’atmosphère, du vent et de la mésophère

" Le projet E.P.I.S. "
L’expérience EPIS est menée par le Service d’aéronomie du CNRS, en collaboration avec l’UNIS (University Courses en Svalbard) et l’Université de Tromso. Elle vise à mesurer par interférométrie les composantes horizontale et verticale de la vitesse du vent et la température au-dessus de 80 km d’altitude. Ses objectifs scientifiques ? Etudier la dynamique et la structure thermique de la thermosphère et de la haute mésophère polaire pour, en particulier :
- observer et modéliser la dynamique des atomes ou molécules (neutres) et des ions ;
- établir les relations entre la dynamique et les composantes du champ magnétique interplanétaire ;
- analyser les variations diurnes et saisonnières ;
- étudier la propagation des marées atmosphériques et leur temps de restauration après un orage magnétique.
Précisons que le projet E.P.I.S. utilise un interféromètre de Michelson, placé dans un caisson surmonté d’un dôme de visée. Cet instrument analyse la variation de phase et de visibilité d’une émission naturelle, dont on peut déduire la vitesse du vent le long de la ligne de visée et la température avec une précision de 5 m/s et de 10°K. Fiable, entièrement automatique, il est commandé depuis l’observatoire de Haute-Provence.

" Etudes de la chimie atmosphérique par prélèvements au sol et dans l’atmosphère
Le CNES (Centre National d’Etudes Spatiales) a procédé depuis Ny Alesund, il y a plusieurs années, au lancement de montgolfières solaires à excursion d’altitude pilotée. Le ballon principal (7800 m) est gonflé à l’hélium en quelques minutes. Ce gaz léger lui permet d’atteindre son plafond, à environ 30 km d’altitude. Au bout de deux jours, la montgolfière est uniquement remplie d’air, réchauffé par la captation des flux solaire et infrarouge terrestre. Les travaux réalisés ont porté sur l’étude de l’atmosphère afin de comprendre, par exemple, les mécanismes de destruction de l’ozone stratosphérique, phénomène particulièrement marqué dans la zone arctique.
Notons que l’étude de la production d’oxydes d’azote (NO et NO2) dans la neige par analyses chimiques et microphysiques a été menée en 2001 par le Laboratoire de Glaciologie et Géophysique de l’Environnement (Université de Grenoble, CNRS). Il est vrai que le manteau neigeux constitue l’un des éléments influençant fortement la chimie atmosphérique ; en présence de neige, les concentrations de certains polluants sont réduites tandis que d’autres polluants sont synthétisés. Explication : la neige est un milieu divisé présentant une surface très importante, capable de capter des polluants atmosphériques et de les séquestrer en surface ou en volume. Elle peut également catalyser des réactions hétérogènes ou favoriser la photolyse d’espèces adsorbées ou dissoutes ; ces polluants pouvant ensuite être réémis vers l’atmosphère…
Véritable laboratoire naturel protégé des pollutions industrielles, l’Arctique - et tout particulièrement la base CORBEL située à 50 kms de Ny Alesund sur l’île du Spitsberg - s’imposerait aujourd’hui comme un site de référence des recherches menées par la France sur la chimie et la physique de l’atmosphère.
Que ce soit d’ailleurs pour étudier la composition de l’atmosphère et ses polluants, les glaciers et leurs transformations, l’origine de la configuration géologique actuelle et les micro-mouvements de la croûte terrestre, ou encore, la faune ou la flore polaires : le Spitsberg présente de très nombreux atouts.
Parmi ceux-ci, incontestablement : son accessibilité " confortable ", à 24 heures de la France (contre plus d’un mois minimum pour un aller-retour en Antarctique !), la proximité des bases de recherche de plusieurs autres pays (GB, Japon, Italie, Allemagne, Danemark, Suède, Corée…) ainsi que les nombreuses collaborations internationales entre les différentes équipes… " La logistique et la technologie au service de la Science ! ", conclut M. Gérard JUGIE.

S. DENIS

Contact :
Franck DELBART, Responsabe des opérations de l'IPEV en Arctique